Rochambeau Lainy, Jean Fritzner Etienne, La Constitution de 1987 : sa gloire et ses travers

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Contexte 

Quatre-vingt-dix-neuf point huit pour cent (99.8 %), soit une population de 1,258,980 votants sur 1,261,334 appelés aux urnes par le Conseil national de gouvernement de 1986, ont exprimé leur suffrage à la constitution haïtienne du 29 mars 1987. Après les protestations et les manifestations des rues, est venu le temps de codifier les principes d’organisation de la vie nationale. Les regards convergeaient vers un régime politique susceptible de jeter les bases du développement et de la démocratie. Autant les circonstances et les événements sous-tendant l’engouement populaire étaient désastreux, autant la soif et les attentes de justice étaient énormes. Le suffrage exprimé traduit le désir populaire d’en finir avec l’ordre ancien de l’État, à partir d’un nouveau projet de société qui rendrait à Haïti sa fierté et la place qui lui revient sur la scène internationale. Un État démocratique, protecteur et responsable, a semblé se profiler à l’horizon, un État ponctué de promesses et de rêves ; une sorte d’État dont les socles et les cordages se structureraient autour de l’entreprise de 1804 caractérisée par le triptyque : liberté, égalité et fraternité.

La place accordée aux désappointements paraissait tellement dérisoire, qu’on imaginait tourner certainement la page de l’ordre ancien. L’ouvrage du 29 mars 1987 est ainsi né, définissant le cadre juridique de cet État articulé autour d’un projet inclusif de société, d’un pacte de gouvernabilité porteur d’espérance pour une population épuisée mais déterminée à envisager autrement l’avenir. Pour garantir, lit-on dans le préambule de ce texte, ses droits inaliénables et imprescriptibles à la vie, à la liberté́ et à la poursuite du bonheur, conformément à son Acte d’indépendance de 1804, le peuple haïtien a ajouté à l’arsenal constitutionnel existant du pays, cette vingt-troisième (23e) constitution, appelée Constitution de 1987.

Après les événements du 7 février 1986, doter Haïti d’une constitution démocratique semble avoir été une nécessité, celle d’apporter des réponses viables aux préoccupations fondamentales d’Haïtiennes et d’Haïtiens assoiffés de changement et de justice. Ces préoccupations sont exprimées et relayées par les médias, lues dans les journaux et martelées dans les mouvements de rues. L’envie de redéfinir l’État était tellement grande que toute voix discordante paraissait un anathème. Partout se mêlaient l’apothéose et l’euphorie d’un peuple galvanisé par le sentiment et le besoin de vivre dans la dignité et d’être dirigé autrement. Un consensus semble avoir été trouvé par des secteurs clés de la société mêlant socioprofessionnels de tout acabit, militaires, femmes et hommes de loi, leaders politiques, religieux, directeurs d’opinion, militants et syndicalistes, qui s’entendaient autour de la nécessité de réorganiser le pays. Le désir de changement était manifeste, mais le désenchantement est arrivé promptement, parce que les vieux démons que sont l’irrespect de la loi, l’arbitraire et la nostalgie de reprendre l’ordre ancien, s’installent dans les mœurs et les pratiques. Le besoin d’un cadre légal marquant la rupture avec l’autoritarisme et l’archaïsme a prévalu, mais l’enthousiasme des citoyennes et des citoyens est petit à petit perverti par des remises en question parfois farfelues et idéologiquement grossières. Avec peu d’arguments et parfois sans raison valable, on s’attaquait à l’efficacité et au réalisme de cette constitution, en gommant copieusement son caractère moderne et populaire.

L’ouvrage du 29 mars 1987 fait l’objet de beaucoup de griefs. Il connaît des travers, parce qu’un nombre important de comportements et de pratiques qu’il codifie sont vus comme des écueils au bon fonctionnement de l’État. Ainsi, analystes politiques, journalistes, politiciens, dirigeants de l’opposition, Présidents de la République, membres de gouvernement, juristes, avocats, parlementaires… estiment-ils qu’il soit une source d’instabilité qu’il faudrait à tout prix abroger.

Du côté des détracteurs, les failles de cette constitution se situeraient à plusieurs niveaux. Elle ferait du parlement un monstre politique et allégerait le pouvoir du Président de la République, parce qu’elle donne aux parlementaires la responsabilité de ratifier, de contrôler et de sanctionner le gouvernement (Art. 129.3, 158). Elle serait une entrave et contre-productive parce qu’elle interdit la dissolution du Parlement sous aucun prétexte (Art. 111.8). Il y est interdit au Président de la République de prendre deux mandats successifs et d’en briguer un 3e au cas où il aurait achevé un deuxième terme après un intervalle de quatre (4) ans (Art. 134.3). Il est interdit aux Parlementaires d’administrer les fonds du Trésor public. L’ouvrage du 29 mars 1987 est taxé de constitution d’exclusion parce qu’il ne reconnaît pas la double nationalité et a, pendant un certain temps, demandé aux anciens Duvaliéristes de se tenir à l’écart de la politique (Art. 12 ; 291). Il aurait alourdi l’exercice du pouvoir exécutif par le système bicéphale qu’il prescrit. Il serait une source de confusion et de tension parce qu’il n’aligne pas la durée du mandat des autres élus sur celle du Président de la République, et prescrit le renouvellement du Sénat par tiers, tous les deux ans (Art. 95.3). Il serait trop confus pour être appliqué, parce qu’il prévoit trop d’organes de représentation et de participation populaire comme : la Commission de Conciliation, les Assemblées municipales et départementales, le Conseil interdépartemental, l’Office de la Protection du Citoyen, le Service national Civique, etc. (Art. 78 ; 80.1). Au-delà de la confusion qu’aurait suggérée le système bicéphale, le Premier ministre paraît empiéter sur le pouvoir du Président de la République ; il l’empêcherait de répondre aux promesses qu’il avait faites durant sa campagne électorale. Ainsi paraît-il judicieux de supprimer ce poste et de le remplacer par un Vice-président qui vivrait, comme son contenu sémantique le suggère, dans l’ombre du Président de la République.

La constitution du 29 mars 1987 prévoit un mécanisme de modification, si nécessaire (Art. 282-284). Une tentative a été faite sous la présidence de René Préval (décembre 2010). Cela n’a pas semblé suffire, car les interdits ne sont pas levés, et les griefs sont de plus en plus persistants. Encore paraît-il urgent de la changer, parce qu’elle serait inadaptée à la sociologie nationale qui serait encline à accepter les lois lorsqu’elles arrangent, à les adapter aux mœurs et aux caprices au lieu de les appliquer ou de les amender selon des mécanismes acceptables et prédéfinis.

Les démarches tendant à dénigrer cette constitution pleuvent. Certaines, plus catégoriques que d’autres, martèlent à tort et à travers la vieille rhétorique du manque d’équilibre entre les trois pouvoirs de l’État et de la rigidité qui caractériserait ce texte. D’aucuns parlent même de failles béantes dont les conséquences seraient handicapantes. (…), il faut reconnaître que ses failles sont béantes et ses conséquences handicapantes pour l’équilibre et le bon fonctionnement des trois pouvoirs souverains de l’État. Aussi, outre la rigidité de la procédure d’amendement qu’elle s’édicte, usurpe-t-elle au peuple haïtien, au profit de ses représentants, son pouvoir souverain de donner directement ses opinions et de faire des choix sur des questions d’intérêt général par l’entremise du référendum, comme c’était prescrit par les Constitutions de 1918 et 1935 (Fritz Dorvilier, 2020).

La constitution prévoit une procédure d’amendement que cet auteur qualifie de rigidité, sans souligner au passage ce qui a empêché les législatures qui se sont succédé de recourir aux procédures et mécanismes légaux pour l’adapter selon les préoccupations exprimées. Contrairement à cet argument, elle n’est pas un accroc à la souveraineté populaire. Et les générations qui l’ont adoptée n’ont pas semblé outrepasser leur droit, par le verrouillage des portes permettant à celles du présent et de l’avenir de donner leur avis, puisqu’elles confèrent aux mandataires du peuple (Sénateurs et Députés), le pouvoir de l’adapter au besoin. Sur cette question, Roger Courtois et Jacques V. Cameau sont comptés par ceux qui ont exprimé des positions nuancées et lucides susceptibles d’orienter le choix populaire peu avant son adoption. « (…), ce projet de constitution, avec ses failles et contradictions, répond dans une très large mesure aux aspirations populaires. (…) tout en espérant que des rectifications seront apportées à notre charte fondamentale par les chambres législatives issues d’élections libres et démocratiques » (Le Nouvelliste, 26 mars 1987).

Cette constitution dont l’application suscite controverses et contradictions a au départ bénéficié du soutien de la population. Le climat qui prévalait au moment de son adoption montre que l’adhésion populaire a été significative. Les églises protestantes et catholiques, des organisations politiques comme le KONAKÒM, le PANPRA, le Rectorat de l’Université d’Etat d’Haïti par l’entremise du Recteur Roger Gaillard, ont exprimé leur adhésion ; sans oublier des leaders comme Dejean Bélisaire du MNP-28 et Pierre André Guerrier du PNDPH qui préconisaient une adhésion sans faille « Oui massif au référendum et vigilance populaire » (Le Nouvelliste, 27 mars 1987). Outre les nouveautés que prône cette constitution par rapport à son caractère démocratique, c’est surtout la place qu’elle accorde aux revendications populaires qui motivent les citoyens dans leur choix. Henry-Claude Ménard explique que Le peuple haïtien se doit de dire oui, massivement à la nouvelle constitution pour son contenu qui est nettement en sa faveur (Haïti-Observateur, 27 mars 1987).

Quelques voix discordantes émanant des organisations politiques opposées au pouvoir du Conseil National de Gouvernement (CNG) comme l’IFOPADA de Paul Denis, le KID d’Evans Paul et la ligue des Anciens Prisonniers Politiques Haïtiens (APPH) de Robert Duval, ont quand même appelé le peuple à l’abstention.

Charles de Gaulle disait en 1964 qu’une constitution c’est un esprit, des institutions, une pratique. La Constitution de 1987 pourrait être pour ce Général-Président un esprit parce qu’elle servirait à mettre en œuvre des objectifs. « Dire qu’une norme juridique possède un esprit, note Justine Chochois (2009), est une image soulignant que ses auteurs ont écrit la règle de droit en vue de réaliser certains objectifs »[1]. Ce sont aussi des institutions, au sens où la constitution est le mécanisme par lequel le système institutionnel de l’État est mis en place. Les pouvoirs publics (législatif, exécutif et judiciaire) étant alors séparés, les institutions garantiraient et préserveraient la détente, l’intégrité et le fonctionnement équilibré de l’État dont elles sont l’épine dorsale et l’oxygène. Les institutions assurent la sureté, la stabilité et l’efficacité de l’État, au-delà des contingences politiques et des méfaits désastreux. Si elles fonctionnent selon la loi, elles garantiront ce que De Gaulle appelle le prestige et l’autorité de l’État.

 La constitution de 1987 paraît idéalement répondre au besoin de l’instauration d’un régime républicain axé sur le principe de partage des pouvoirs tributaires de la participation et de l’expression populaires. Elle n’est pas uniquement fille de son époque, puisqu’elle codifie des comportements et des pratiques qui vont bien au-delà des événements et des circonstances provoquant son adoption. Elle répond aux demandes et à l’exigence que commandent l’opinion publique et les aspirations du peuple haïtien. Tout indique qu’elle a été pensée et rédigée pour organiser juridiquement la vie des Haïtiennes et des Haïtiens, dans le respect de leurs droits fondamentaux tel que préconisé dans la déclaration des droits de l’homme. Mais qu’est-ce qui explique qu’elle suscite autant de controverses ? Qu’est-ce qui a changé aujourd’hui par rapport à l’époque où elle a été adoptée qui fait qu’elle serait responsable de l’effondrement de l’État, du dysfonctionnement de la vie publique et de tous les maux en Haïti ?

 Cette constitution paraît à notre sens connaître deux temps que nous appellerions : temps de gloire et temps de travers. Nous tâcherons de présenter les éléments constitutifs de ces deux moments, et traiter du même coup la double interrogation que nous venons de soulever pour tenter de montrer les racines du mal dont souffre la constitution de 1987.

Des moments de gloire 

Sept (7) février 1986, le système sociopolitique et économique instauré par les Duvalier et les Duvaliéristes, a été frappé. Cette frappe a ouvert la voie à des déferlements, des illusions, des mouvements revendicatifs, des tentatives d’institutionnalisation de la vie politique, des conversions-reconversions et des repositionnements. Des opportunités émergent. Un moment de rêve et de grandes remises en cause coïncide avec des demandes légitimes de redéfinition des rapports entre les pouvoirs publics et le peuple, les dominants et les dominés, les possédants et les appauvris, les ayant-droits et les laissés-pour-compte. Un nouveau projet de société susceptible de considérer ces demandes paraissait nécessaire et opportun, puisque celui de l’époque orientant l’État et dont s’inspiraient les élites était démodé.

Née dans cette conjoncture de grandes effervescences, la constitution de 1987 garantit l’exercice et la jouissance des droits fondamentaux dans les domaines de la politique, l’éducation, la santé, la protection sociale, la justice, l’équité de genre et la liberté d’expression. Le nouvel ordre sociopolitique et économique revendiqué lui a principalement servi de cadre de légitimation et de justification. Son adoption est remarquablement saluée par des personnalités et secteurs clés de la population. Leslie François Manigat a parlé d’une nouvelle naissance pour le peuple haïtien (Le Matin, 31 mars 1987). Louis Déjoie II écrit que c’est avec satisfaction que le PAIN a constaté la vigilance sereine du secteur démocratique, l’objectivité de la Presse, l’impartialité du gouvernement provisoire et la non-ingérence de l’Armée. Une nouvelle date s’inscrit dans l’histoire de notre pays. Par un vote massif et sans discussion, nos compatriotes, toutes classes confondues, viennent de marquer ce dimanche 29 mars, leur détermination de recourir à un nouvel ordre politique (Le Nouvelliste, 30 mars 1987). René Théodore a pour sa part, noté que Quelque chose d’extraordinaire se passe dans le pays. Après avoir ostensiblement voté par le oui, pour la première fois le peuple s’intéresse à la constitution (Ibid.).

Le temps de gloire de cet ouvrage a semblé commencer bien avant son adoption par le peuple et sa publication dans le journal officiel, Le Moniteur, parce que les idées qui circulaient dans les médias et les rencontres ont créé un climat qui lui était favorable. Même si l’Assemblée constituante, inspiratrice de cette constitution n’a pas été formée selon les normes démocratiques, les citoyens se sont montrés lucides. Beaucoup ont fait foi au projet que cet organe a présenté, parce que les desiderata des Haïtiens y sont visiblement notés. Soutiens et endossements ont pris des proportions qui semblent gommer certains griefs. Des positions sont publiées pour dire l’attachement des secteurs vitaux du pays, des institutions idéologiques et des directeurs d’opinions (des groupes organisés de la société civile, la presse, des partis et regroupements politiques, l’église, l’université, etc.). On y voit une œuvre conférant des droits et définissant des devoirs à chaque citoyen ; une société moderne et équitable tempérant les pouvoirs autoritaires et rétrogrades en des promesses de changements et de réorganisation de l’espace social et du jeu politique, est ainsi redéfinie.

Ce que nous appelons temps de gloire de cet ouvrage prend entre autres son essor et son point d’ancrage dans les garanties qu’il propose aux citoyennes et aux citoyens en matière de défense et de protection. Les articles garantissant les droits fondamentaux ne manquent pas, même si des coudées franches sont accordées aux représentants de l’État. Les passages stipulant le respect des droits fondamentaux sont couramment cités et commentés dans les conférences, les débats médiatisés et les causeries universitaires. Ils sont l’atout populaire et crédible de cette œuvre  parce qu’ils sont en rapport avec la vie, la santé, la liberté individuelle, la liberté d’expression, l’éducation, la justice, la famille, la souveraineté, la protection et la défense du territoire, le respect de la propriété privée  et la sécurité (Art. 7, 19, 20, 22-24.3, 26, 26.2, 27, 31-32.1-32.10, 33-35, 35.2, 35.5, 36, 36.1, 38, 44.1, 45, 48, 49, 60.1, 72, 87.1-87.4, 207-207.3, 208-209, 211.1, 213, 218, 236.1, 237, 242-244, 251, 253, 253.1, 254-256, 257, 259-262). On relève également des passages qui définissent fortement le fondement d’un État souverain (Art. 21, 54.1, 55.6, 58, 59). Les concepteurs de cet ouvrage ne semblent pas ménager leur intention de faire d’Haïti un État protecteur et démocratique (Art. 28, 28.1-2, 30-31.2), en lien avec l’essence du triptyque républicain : liberté, égalité et fraternité.

Quels que soient la pertinence, la cohérence et le degré de modernité d’un texte de loi, conçu par des humains, sa longévité dépend surtout et notamment de la volonté de ceux qui l’appliquent. La constitution du 29 mars 1987 semble proposer davantage de solutions que d’ennuis au peuple haïtien, dans sa quête vers le progrès et le développement. Cependant, à bien analyser les faits rapportant le sort des dizaines de constitutions qu’a connues Haïti, l’on dira qu’elle aurait pu être épargnée des critiques, si l’on suivait ce que Jim Uttley Jr. a écrit avant son adoption : Le test réel de la qualité et de la durée d’une constitution ne réside pas dans le document lui-même, mais plutôt dans son peuple et ses leaders. Il incombe à leur bonne volonté de soutenir la constitution d’une nation libre. La clé de l’efficacité de cette constitution ne sera pas ce qu’elle renferme ou ce qu’elle ignore. Le fond de la matière est la pleine volonté des leaders haïtiens et de tous les citoyens de s’engager à soutenir et à respecter les droits et privilèges de tous, comme établis dans le document que nous appelons constitutionÀ bien des égards, une constitution ressemble à un acte de mariage. L’acte de mariage, un document légal auquel les conjoints souscrivent sous serment par devant les autorités civiles et religieuses, sert de base à la nouvelle relation. Mais un acte de mariage en soi ne garantit pas la réussite d’un mariage. C’est l’engagement qui compte. S’il y a un sens d’amour de la part des deux partenaires, le document n’est qu’un détail technique (Haïti-Observateur, 27 mars au 3 avril 1987)[2].

Le raisonnement de cet éditorialiste de l’Haïti-Observateur ne semble pas avoir été pris en compte, puisque l’ouvrage de 1987 connaît bien des travers dont nous tâchons de présenter quelques-uns dans les lignes qui suivent.

La Constitution de 1987 a tenu ses promesses, en termes de garanties démocratiques et de modernité. Elle n’est cependant pas sans faille ; elles comportent certaines imperfections dont nous tenons à souligner ici celles d’ordre syntaxique.

Des erreurs graphiques et syntaxiques 

Une constitution étant d’application stricte, il paraît important de l’écrire dans un langage simple et cohérent, un langage débarrassé d’expressions et de tournures incompréhensibles. Si nul n’est censé ignorer la loi, il paraît utile et nécessaire d’écrire cette loi dans un registre de langue que les citoyens peuvent comprendre sans se casser la tête.

Par inadvertance, les constituants incorporent dans le texte des tournures et font des choix lexicaux et syntaxiques qui le rendent par moments lourd et difficile à interpréter. Nul n’est besoin d’être juriste ou constitutionnaliste pour admettre que les prescrits constitutionnels sont compréhensibles parce qu’ils ont une syntaxe non équivoque. Le texte constitutionnel étant injonctif, et prend généralement son repère référentiel dans le temps et dans l’espace, à partir d’une immédiateté que la linguistique énonciative appelle indexicaux, il serait utile d’éviter des structures syntaxiques comme celle de l’article 40 : Obligation est faite à l’État de donner publicité par voie de presse parlée, écrite et télévisée, en langue créole et française aux lois, arrêtés, décrets, accords internationaux, traités, conventions, à tout ce qui touche la vie nationale, exception faite pour les informations relevant de la sécurité nationale. Des coquilles, des erreurs orthographiques et typographiques nuisibles qu’une relecture vigilante aurait éliminées. L’immédiateté de ce discours juridique est déterminée par le couple ici et maintenant. Puisqu’ils ont une dimension procédurale, ici et maintenant imposent le moment de la réalisation de l’événement et donnent des instructions sur l’identification du référent du message (Récanati 1993 ; 2000 ; Sperber & Wilson 1989 ; Perry 1993 ; Moeschler & Reboul 1994).

Dans la constitution de 1987, nombreux sont les articles dont le référent est facultatif. Le praticien n’est pas obligé de l’appliquer puisque le stricto sensu n’est pas imposé. Les articles 32.3, 32.5 et 125 demandant à l’État de satisfaire des besoins fondamentaux en éducation sont exprimés au futur. L’enseignement fondamental est obligatoire. Les fournitures classiques et le matériel didactique seront mis gratuitement par l’État à la disposition des élèves au niveau de l’enseignement fondamental (Art. 32.3). La formation préscolaire et maternelle sera prise en charge par l’État et les collectivités territoriales (Art. 32.5). Les lois et autres actes du Corps Législatif et de l’Assemblée nationale seront rendus exécutoires par leur promulgation et leur publication au journal officiel de la République (Art. 125). Le droit à l’éducation est un besoin fondamental pour les enfants de 3-6 ans, mais les constituants le définissent comme facultatif. Ainsi les responsables peuvent les appliquer s’ils le jugent nécessaire.

Les travers de l’ouvrage de 1987 

Les travers de la constitution de 1987 existent dans ce qu’elle connaît durant ses 33 ans d’existence (Art. 25-26.1-2) et ce qu’elle hérite de ses rédacteurs (Art. 7, 8, 11, 12, 19, 27.1, 31.3, 32.3-32.7, 40, 43, 125, 161, 190, 190 bis). Les résultats du référendum du 29 mars 1987 suggèrent que le peuple haïtien a accepté le projet proposé par l’Assemblée constituante, comme corpus de normes organisant et régissant sa vie sociopolitique, son État et ses institutions. Il ne saurait être autrement, puisqu’au moment de son adoption, très peu de voix ont émis des réserves sur le caractère de ce texte. Sept (7) mois après la réalisation de cette consultation populaire, soit le 29 novembre 1987, cette constitution a été mise à rude épreuve. Invitée à choisir ses mandataires, selon l’article 58 de cette loi-mère, une bonne partie de la population a été réprimée et massacrée. L’atrocité a été telle qu’elle contraignait des observateurs à se demander où est passée la nouvelle naissance d’Haïti dont on parlait le lendemain du 29 mars de la même année. Le vieux dicton disant que la constitution est du papier, les baïonnettes sont du fer trouve bien son sens.

De coup d’état en coup d’état est un ouvrage emblématique retraçant les violations récurrentes du principe d’alternance politique prescrit par cette constitution. Publié en 1988, cet ouvrage du journaliste Carlo Désinor présente un tableau de faits accablants caractérisant des putschs qui se sont succédé en Haïti. L’allure des pouvoirs éphémères et l’instabilité que ces renversements politiques ont créées étaient bien évidemment dérangeantes, mais la gravité a été loin d’être semblable à ce qui se passait les 29-30 septembre 1991. Le coup d’état militaire qui a mis fin au gouvernement légitime de Jean-Bertrand Aristide a non seulement stoppé le fonctionnement constitutionnel de l’ordre démocratique, mais a aussi causé la perte de milliers de vie et un désastre socio-économique épouvantable. Les dérives qui s’en suivent interpellent et réveillent la conscience populaire, mais la situation n’a pas changé même après le retour à l’ordre constitutionnel de 1994.

On évoque d’habitude les coups d’Etat, l’interruption du mandat des élus (Président de la république, Sénateurs, Députés, Maires, CASECs, ASSECs et Délégués de ville) et les troubles politiques pour parler de violation de cette constitution. Ces pratiques sont effectivement des travers, mais les conséquences qu’elles provoquent ne sont pas plus désagréables que les torts affectant les droits fondamentaux de la population. Malgré les insatisfactions éprouvées par ceux qui dirigent le pays, les faits montrent que la constitution de 1987 est surtout appliquée dans l’intérêt des dominants, au détriment du peuple dont ils sont supposés être les serviteurs. Puisque, depuis son adoption, rares sont les mesures tendant à l’appliquer pour permettre à la population haïtienne de s’acquitter de ses devoirs et de jouir de ses droits. Même si cette constitution est souvent mise à l’écart, elle est décrite comme responsable de la désarticulation et du dysfonctionnement des institutions. Alors, comme l’a précisé Jim Uttley Jr, comment peut-on rendre une constitution responsable des problèmes du respect de la loi et des engagements que seul un système éducatif adapté et transformateur est capable de résoudre ?  Éduquer les citoyens au strict respect de la loi n’est-il pas ce qu’il leur faudrait davantage ?

Comprendre les griefs contre la Constitution de 1987

Nous avons vu plus haut que la Constitution de 1987 a été et est encore l’objet de nombreux griefs. Comment expliquer ces griefs ? Dans les pages qui suivent, nous proposons deux pistes de réflexion qui pourraient constituer un début de réponse à cette question délicate : le relativisme juridique haïtien et le mépris historique des revendications des masses populaires.

Du relativisme juridique haïtien

Tout en admettant que, comme toute autre constitution ou toute œuvre humaine, celle de 1987 ne soit pas parfaite, nous pensons que les critiques à l’endroit de la loi-mère relèvent d’une stratégie visant à cacher certaines tares de notre psychologie sociale. A bien considérer l’attitude des citoyens et des élites dirigeantes vis-à-vis de la constitution, au cours des trois décennies d’efforts pour sa mise en œuvre, nous avons pu relever une caractéristique singulière de cette psycho-sociologie haïtienne dont les rapports à la loi sont marqués par ce que nous appelons un « relativisme juridique », qui va de pair avec la mise en place d’une « démocratie approximative ». Selon ce « relativisme juridique », les Haïtiens seraient incapables d’expérimenter une forme raffinée de démocratie, se satisfaisant à une forme bâtarde qui semble ménager parfaitement les intérêts des groupes dominants et ceux des puissances étrangères avec lesquelles nous entretenons des relations privilégiées.

L’expression « relativisme juridique » est tirée d’un article que Jean Fritzner Etienne avait publié en 2011 dans le Nouvelliste. Nous l’avons repris ici, car elle paraît encore, à nos yeux, parfaitement opérationnelle.

Le « relativisme juridique »[3] est une expression imaginée par l’auteur pour désigner les types de rapports que l’élite dirigeante haïtienne entretient avec les lois, lesquels rapports sont bien souvent fonction d’intérêts immédiats d’individus ou de groupes, nationaux ou étrangers. Le relativisme se caractérise essentiellement par la capacité de l’élite à contourner les lois et à rendre toute la société complice de son forfait, en s’appuyant sur les arguties juridiques les plus rocambolesques.  En Haïti, le droit positif semble inexistant ; nous ne connaîtrions que le droit relatif, qui est fonction des caprices de ceux qui détiennent le pouvoir ou une parcelle de pouvoir. « Les rapports particuliers, écrit l’auteur, que nous entretenons avec les lois, fondamentalement délétères et improductifs, ne contribuent qu’à la mise en place, chez nous, d’une démocratie approximative, expression d’une sorte d’incapacité culturelle et historique de l’Haïtien d’accéder à la plénitude des valeurs démocratiques », telles que souveraineté du peuple, liberté d’expression, égalité des citoyens, tolérance, bien-être pour tous, etc. (Le Nouvelliste, 05 janvier 2011).

Cette incapacité de nous laisser discipliner par la loi est-elle une forme de liberté ou d’esclavage ? Si l’on se réfère à Linstant Pradines, cette haine congénitale des lois et des règles semble relever d’une mentalité d’esclave. Dans son Recueil général des lois et actes du gouvernement d’Haïti, il affirme : « Dans les pays où la loi est la seule autorité, il y a liberté, bonheur, prospérité, tandis que dans ceux où elle est violée par le pouvoir chargé de la faire appliquer, et où cette violation est tolérée, encouragée même, on peut, sans se tromper, prédire un avenir de désordre, d’anarchie et d’esclavage…Si je trouve, dans la pratique, de la part de ceux-là mêmes qui doivent en faire faire l’application, une violation permanente des règles, des rapports qui existent entre tous les membres de la communauté, je conclus que cette nation est une nation bâtarde, menacée d’une dissolution imminente…Respecter la loi, quelque dure qu’elle soit, y obéir : voilà le fait de l’homme libre… Courber honteusement la tête devant le caprice, l’arbitraire, qui s’est substitué à la loi par suite de la tolérance ou de la pusillanimité, c’est le fait de l’esclave… »[4]

Ces considérations de Linstant Pradines prennent une signification particulière lorsqu’on les place dans le contexte historique de la formation sociale haïtienne. Les Haïtiens sont un peuple qui est engendré par l’esclavage. Or, dans la justice coloniale, l’esclave n’est pas censé un justiciable, puisqu’il n’est ni un sujet ni un citoyen. Il ne répond pas de ses actes devant la loi ; c’est son maître qui en répond. L’esclave peut théoriquement ignorer la loi, ou tout au moins, ne songer qu’aux règles qui peuvent avoir des impacts immédiats sur sa vie quotidienne. Dans la logique de Pradines, l’attitude des élites dirigeantes haïtiennes, qui les porte aux violations systématiques de la loi, n’est qu’une attitude servile. Ces élites dirigeantes ne comprennent pas que pour contribuer à l’affirmation de notre pays en tant qu’État libre, donc autonome, elles doivent respecter la loi et s’efforcer constamment de les faire appliquer. Les violations répétées de nos lois nous obligent, à l’occasion des fréquentes commotions qui en résultent, à nous en appeler toujours à l’étranger – sorte de nouveau maître – puisque, ayant méprisé les lois qui fondent nos rapports sociaux, nous redevenons esclaves sans nous en rendre compte ; nous avons perdu notre autonomie, c’est-à-dire, notre capacité à nous donner des lois rationnelles auxquelles nous acceptons de nous soumettre.

Là où quelqu’un est au-dessus des lois, il n’y a point de justice, il n’y a point de liberté. C’est le principe de la raison du plus fort, principe qui ne saurait exister que chez un peuple esclave.

Les griefs contre la loi-mère sont, à notre sens, l’émanation d’une mentalité servile, qui rend les classes dirigeantes incapables de se soumettre aux lois qu’elles se donnent. Cette mentalité ne se manifeste pas seulement dans la sphère politique, elle est tout aussi caractéristique des pratiques de pouvoir dans la quasi-totalité de nos institutions : partis politiques, organisations de la société civile, l’Université, etc. Il existe en Haïti une espèce de consensus subtil autour de la règle commune de la violation de la loi. Les élites dirigeantes haïtiennes sont majoritairement esclaves de leurs passions, non de la loi. Elles sont, en ce sens, moralement esclaves, la morale étant définie, selon le Dictionnaire de Trévoux, comme la science qui apprend à donner des limites aux passions »[5]. L’adage « konstitisyon se papye bayonèt se fè » semble avoir encore de beaux jours devant lui. Car, en Haïti, celui qui s’en tient aux règles ne semble pas une personne intelligente, il est plutôt perçu comme un déviant qui risque d’être sanctionné durement par la société.

Dans l’article mentionné plus haut, Jean Fritzner Etienne a eu raison d’affirmer : « quand les lois sont bafouées, il ne reste plus aux citoyens qu’une seule ressource : l’insurrection, seule capable de bloquer une oppression générale[6]. » Les commotions interminables auxquelles on assiste en Haïti sont, à notre avis, le résultat de cette vision relative du droit, qui autorise un non-respect quasiment collectif des lois.  dans son bel article intitulé Par la raison et pour la loi, Mirlande Manigat écrit : « seule une nouvelle constitution pourrait permettre de repenser l’état, ses institutions et ses responsabilités[7]. » La constitutionnaliste arrive à cette conclusion après avoir présenté différentes crises politiques liées à la question de la durée du mandat présidentiel qu’Haïti a connues aux XIXe-XXe siècles. Sa démonstration montre que le législateur, en procédant aux amendements de la constitution de 1987, avait ignoré ou négligé de prendre en considération les tensions et débats des deux siècles passés liés à cette question. Sur ce point, nous pensons que sa conclusion est trop hâtive. Les désaccords liés à la durée constitutionnelle du mandat des élus ne peuvent nullement justifier l’élaboration et l’adoption d’une nouvelle constitution. À notre avis, les confusions d’ordre technique du texte constitutionnel peuvent être éliminées facilement par les mécanismes d’amendements. La pertinence des démarches visant à l’élaboration d’une nouvelle constitution devrait être fondée sur des motifs d’ordre idéologique et sociologique ; en d’autres termes, sur des raisons liées à la vision du monde et de l’homme et aux rapports de l’état avec les citoyens. Nous ne croyons pas qu’il faille voir dans cette constitution de 1987 la source de nos bouleversements politiques intermittents. Avec une vision relative et approximative du droit et des lois, on aura les mêmes résultats, et même pires, avec la constitution la plus parfaite qui n’existe nulle part, d’ailleurs !

Dans une société démocratique, l’une des fonctions d’une constitution, et des lois en général, est de discipliner la société, de l’organiser de telle manière que les intérêts particuliers ne gomment pas ceux de la collectivité.  Pour que les lois produisent des effets positifs et servent au progrès du pays, il est indispensable que la classe dirigeante, au lieu de leur faire la guerre, les considère comme quelque chose de transcendantal qui détermine les actes. Lorsqu’on s’engage dans la construction d’un État de droit, d’une véritable démocratie, et qu’on n’est pas d’accord avec une loi, on ne la viole pas, on ne la contourne pas par des acrobaties intellectuelles, on l’amende. La restauration de notre pays, la transformation des conditions de vie de notre population, la stabilité politique en Haïti, passe nécessairement par la capacité de la classe dirigeante à se dépasser, à respecter la loi, et à la faire respecter. Sortir du relativisme juridique constitue, à mes yeux, une urgence. C’est une condition indispensable pour arrêter la décomposition de notre société[8]. »

Dans sa proclamation du 1er janvier 1804, le général Jean-Jacques Dessalines déclara : « Nous avons osé être libres, osons l’être par nous-mêmes et pour nous-mêmes…». L’Empereur pose ainsi le principe de la liberté comme le fondement de l’indépendance du pays. « La liberté, dit Daunou, est le premier besoin des peuples, l’intérêt le plus vrai des gouvernements » (Cité par Louis Joseph Janvier, Les constitutions d’Haïti, 1886, p.145). Jouir pleinement, aujourd’hui, de cette liberté suppose que les lois que nous nous donnons soient appliquées et que nous soyons tous égaux devant elles.

Mépris des revendications des masses populaires

Le second facteur qui explique, à notre avis, les griefs contre la constitution de 1987 est le refus constant des élites dirigeantes et des classes dominantes de s’attaquer aux problèmes fondamentaux des couches défavorisées.

N’étant ni juristes, ni politologues, nous ne prétendons pas avoir les compétences nécessaires pour produire une évaluation satisfaisante de la constitution de 1987, ni une réflexion soutenue sur les combinaisons d’ordre technique de ladite constitution. Cependant, en nous arrêtant aux droits sociaux et politiques garantis aux citoyens, nous pouvons affirmer que cette constitution représente l’une des plus modernes, des plus inclusives et des plus démocratiques qu’Haïti ait connues. En effet, dès le préambule du texte, on retrouve les raisons essentielles qui ont porté le peuple haïtien à adopter cette constitution, dont la première est la garantie de « ses droits inaliénables et imprescriptibles à la vie, à la liberté et à la poursuite du bonheur… » On y trouve entre autres les principes de justice sociale, de démocratie, et l’idée d’instauration d’« un régime gouvernemental basé sur les libertés fondamentales et le respect des droits humains, la paix sociale, l’équité économique, la concertation et la participation de toute la population aux grandes décisions engageant la vie nationale, par une décentralisation effective ».

Sur le plan social, la constitution porte en son article 19 : « L’État a l’impérieuse obligation de garantir le droit à la vie, à la santé, au respect de la personne humaine, à tous les citoyens sans distinction, conformément à la Déclaration universelle des droits de l’homme ». L’article 20 abolit la peine de mort et l’article 22 stipule que « l’État reconnaît le droit de tout citoyen à un logement décent, à l’éducation, à l’alimentation et à la sécurité sociale ». Il doit, en outre, « assurer à tous les citoyens dans toutes les collectivités territoriales les moyens appropriés pour garantir la protection, le maintien et le rétablissement de leur santé, par la création d’hôpitaux, de centres de santé et de dispensaires (article 23).

La constitution de 1987 pose donc les bases d’une société démocratique fondée sur la justice sociale et la justice territoriale. Il s’agit d’une avancée extraordinaire dans l’histoire d’Haïti, dans la mesure où elle réprouve toute perspective d’exclusion dans la société nouvelle qui devrait se mettre en place.

La constitution de 1987 garantit la liberté individuelle et exige que l’État la protège ; aucune arrestation ou détention ne peut avoir lieu « que sur mandat écrit d’un fonctionnaire légalement compétent » (articles 24 et 24.2). Les rigueurs, contraintes et brutalités physiques au cours d’une arrestation, détention ou d’un interrogatoire sont formellement interdites (article 25). Elle garantit, en outre, les libertés d’expression, de conscience, de réunion et d’association, du travail, ainsi que le droit à la sécurité.

Le droit à l’éducation mérite qu’on s’y attarde un peu. Les articles 32, 32.1, 32.2 et 32.3 de la constitution stipulent : « L’État garantit le droit à l’éducation…L’éducation est une charge de l’État et des collectivités territoriales. Ils doivent mettre l’école gratuitement à la portée de tous, veiller au niveau de formation des enseignants des secteurs public et non-public. La première charge de l’État et des collectivités territoriales est la scolarisation massive, seule capable de permettre le développement du pays. L’enseignement primaire est obligatoire sous peine de sanctions à déterminer par la loi.

L’éducation joue un rôle de premier plan dans le développement d’un pays. Les fondateurs de l’État haïtien n’avaient malheureusement pas cru nécessaire de suivre les conseils salutaires de Léger-Félicité Sonthonax qui faisait de l’instruction le fondement de la liberté. Le fameux commissaire écrit en 1796 :

« Il ne suffit pas de conquérir la liberté, citoyens, il faut encore savoir la conserver dans toute son intégrité pour la transmettre à votre postérité la plus reculée. Croyez, citoyens, que ce ne sera que par l’instruction que vous atteindrez ce but. N’oubliez jamais que la révolution française est le fruit des lumières, et que vos frères du continent n’ont enfin brisé le joug que le despotisme a si longtemps appesanti sur eux que lorsque l’instruction, généralement répandue, a mis chaque citoyen à portée de connaître ses droits… Citoyens, voulez-vous conserver votre liberté, sachez lire afin d’être instruits à propos des entreprises sourdes et cachées d’hommes qui oseraient encore attenter à votre liberté. Voulez-vous vous mettre à portée de déjouer surement tous les projets formés contre votre liberté, sachez écrire afin de vous communiquer rapidement tous les moyens que vous croiriez nécessaires pour arrêter les entreprises criminelles de vos ennemis. Voulez-vous enfin n’être point trompés par des vampires qui voudraient encore se nourrir de votre sang et de vos sueurs, sachez compter et calculer, afin qu’ils ne puissent jamais vous tromper sur les produits que doivent donner votre activité et votre industrie[9]. »

La nécessité de s’instruire pour pouvoir vivre en hommes et femmes libres, conscients des droits et devoirs, demeure parfaitement valable dans les sociétés actuelles. Les constituants de 1987 avaient raison de faire de l’État et des collectivités territoriales les deux seuls responsables de l’instruction publique en Haïti, en les obligeant à « mettre l’école gratuitement à la portée de tous ». Le principe de la gratuité de l’école et celui de l’obligation d’être scolarisé jusqu’à un certain âge ont marqué toute notre histoire ; on les retrouve à travers la quasi-totalité de nos constitutions, cela, depuis 1816 (voir article 36 de la Constitution de 1816). A partir de la constitution de 1879, l’instruction publique est gratuite à tous les degrés de l’enseignement (article 30). Haïti était devenue l’un des rares pays du monde où la gratuité de l’instruction publique était universelle. L’histoire de ce pays ayant évolué vers une économie basée sur le commerce de produits importés, et non sur la production, l’école et la science sont devenues, aux yeux de nos élites rétrogrades, un investissement inutile. Car pour acheter et revendre, savoir compter semble largement suffisant. Cette mentalité de l’élite économique haïtienne semble une résultante de la mentalité coloniale, clairement exprimée, en 1771, par les administrateurs coloniaux de Saint-Domingue, Nolivos et Montarcher, dans une correspondance au ministre de la Marine. Ces derniers affirment que la principale cause de l’inexistence d’école dans la colonie réside dans le fait que les « créoles » ne sont intéressés qu’au commerce et à la culture des denrées pour faire fortune[10].

Les dispositions de la constitution relatives au droit à l’éducation sont en parfaite adéquation avec cet objectif qu’on retrouve dans le préambule qui affirme qu’elle a été adoptée « pour implanter la démocratie, qui implique le pluralisme idéologique et l’alternance politique, et affirmer les droits inviolables du peuple haïtien ».

En effet, un régime démocratique est un régime politique qui fonde la légitimité politique dans la volonté des citoyens (souveraineté populaire). Dans tout véritable régime démocratique, les citoyens doivent être aussi éclairés que possible. C’est le rôle de l’école de les faire accéder à cette lumière indispensable à la conservation des libertés. La constitution de 1987 l’a marqué à l’encre forte et le peuple l’intègre de manière indélébile.

Nous retrouvons chez Condorcet ce rôle de socialisation et d’endoctrinement de l’école qui caractérise l’éducation tout au long du XIXe siècle, en France notamment. Condorcet écrit dans ses Mémoires sur l’instruction publique : « Plus les hommes sont disposés par éducation à raisonner juste, à saisir les vérités qu’on leur présente, à rejeter les erreurs dont on veut les rendre victimes, plus aussi une nation qui verrait ainsi les lumières s’accroître de plus en plus, et se répandre sur un plus grand nombre d’individus, doit espérer d’obtenir et de conserver de bonnes lois, une administration sage et une constitution vraiment libre[11]. » Sténio Vincent et L.C. Lhérisson écrivent dans la même logique : « Je ne connais pas de danger plus grand que d’armer un illettré du bulletin de vote, et, puisque nous ne prétendons pas restreindre le suffrage universel, nous ne pouvons pas échapper à la nécessité de l’éclairer[12]. » Ce rôle d’endoctrinement de l’école, et de formation du citoyen, a impliqué au XIXe siècle, en Europe et aux États-Unis, la massification de l’éducation, la démocratisation de l’éducation, avec notamment la mise en place de l’école gratuite et obligatoire.

 Nous n’avons pas su opérer en Haïti cette révolution culturelle indispensable à la mise en place du régime démocratique et nous avons laissé nos concitoyens des classes populaires végéter dans l’ignorance crasse des règles élémentaires de l’État de droit. Ce qui met la société à la merci des entreprises antidémocratiques multiformes.

En dépit des avancées législatives des deux siècles écoulés, on a pu entendre, au XXIe siècle, un ministre de l’Éducation nationale déclarer dans la presse que, Haïti étant un pays capitaliste, l’État n’a pas à s’immiscer dans les affaires internes des écoles privées. Quelle absurdité ? Quel cynisme ? Quelle horreur ? Encore une autre violation flagrante de cette constitution par ceux qui sont chargés de l’appliquer ! Les pays les plus développés de la planète sont tous des pays capitalistes, pourtant l’école y est gratuite. Dans l’Union Européenne, par exemple, près de 80% des enfants sont scolarisés dans des écoles publiques et les rares écoles privées sont des institutions subventionnées, c’est-à-dire, financées à plus de 50% par l’État, ce qui permet de réduire considérablement l’apport des parents dans les frais scolaires.

Aux Etats-Unis d’Amérique, pays capitaliste, où la loi sur l’immigration est de plus en plus sévère, un enfant primo-arrivant mineur est gratuitement accepté à l’école qu’il soit un migrant dit légal ou illégal. Haïti est le pays le moins avancé du continent américain, mais les écoles privées constituent plus de 80% de son parc scolaire. Le problème chronique d’accès à l’école constitue un facteur clé du « sous-développement » du pays. Si la déclaration du ministre de l’éducation peut être considérée par certains comme une déclaration maladroite, il n’en demeure pas moins qu’elle résonne comme une provocation des masses populaires dont la seule planche de salut est l’éducation. Elle prend son ancrage dans une série de pratiques de pouvoir remontant à l’esclavage et traduit également le degré ultime du mépris avec lequel les dirigeants haïtiens traitent les revendications des masses populaires.

Le 31 aout 2018, le président de la République, Jovenel Moise, déclare dans un tweet que : « Edikasyon nan tout nivo se zafè tout moun ! Se pa zafè leta sèlman ; se zafè sosyete sivil, sektè prive, sektè relijye, tout moun alawonnbadè dwe met men pou tout timoun ale lekòl, pou edikasyon pi bon, pi adapte ak bezwen sosyete a ». Cette déclaration est totalement contraire aux prescrits de la constitution de 1987. La déclaration du Président et celle du ministre de l’éducation nationale sont en parfaite cohérence et traduisent l’adoption par les dirigeants haïtiens du modèle éducatif vraiment singulier qu’ils incarnent, dont l’un des objectifs fondamentaux semble être la perpétuation d’un système ahurissant et inacceptable, dans lequel la part des écoles publiques ne dépasse pas 20%.

Malgré les prescrits de cette constitution, le système éducatif haïtien n’a, à notre avis, rien à voir avec l’éducation, puisqu’il transforme en marchandise le savoir, élément indispensable à toute humanité, seul capable d’élever l’individu à la dimension de son être. La gratuité de l’école, telle qu’elle est prévue par cette loi-mère, favorisera la démocratisation du savoir et la massification de l’école, indispensables à l’émergence et l’épanouissement de cette société démocratique qu’elle promeut.

En faisant des problèmes de santé, d’alimentation, de sécurité, de liberté, de justice, de logement, de conditions de travail, d’éducation des articles constitutionnels, les constituants de 1987, au-delà des deux siècles passés de notre existence en tant qu’État, rétablissent les liens entre les revendications des masses serviles à la fin du XVIIIe siècle – sur la base desquelles elles ont fait sauter le système esclavagiste et créé un État libre et indépendant – et les revendications actuelles des masses populaires. De la même manière que Jean François avait posé les problèmes des droits fondamentaux des esclaves comme principale cause de leur soulèvement[13], la constitution de 1987 les pose comme des préoccupations fondamentales de la population haïtienne. C’est ce qui revêt son caractère moderne et populaire. L’histoire sociale, économique et politique d’Haïti au cours des deux derniers siècles montre que les élites dirigeantes et les classes possédantes n’ont jamais fait des problèmes fondamentaux de la population haïtienne, ceux notamment de leurs conditions matérielles d’existence, leurs préoccupations premières. Cette période est la preuve que la révolution haïtienne n’a pas tenu ses promesses. Toutefois, les classes populaires n’ont jamais cessé de se battre pour un changement profond dans leurs conditions de vie. Les classes dominantes n’ont jamais cessé, de leur côté, de faire obstacle aux aspirations les plus justes des masses populaires.

La similitude des droits accordés aux citoyens par la constitution de 1987 et ceux réclamés par Jean François au nom des esclaves révoltés, montre que cette constitution comporte un vieux fond révolutionnaire, qui suggère une volonté d’inflexion vers la réalisation des aspirations des masses populaires et des promesses de 1804. Cette évolution ne saurait être acceptée par les classes dirigeantes et les classes dominantes qui, fidèles à leur attitude historique de mépris des revendications populaires, ont résisté pendant 35 ans à la mise en application de cette charte fondamentale. La croisade contre la constitution de 1987 participe, à notre avis, d’une lutte historique entre les masses populaires qui veulent vivre dans la dignité, en réalisant les promesses d’ordre socio-économique de la révolution haïtienne, et les classes dominantes galvanisées par des élites insouciantes, qui s’arcboutent sur leurs privilèges séculaires, ignorant complètement les aspirations à la justice sociale des couches défavorisées. Voilà, à notre avis, le véritable enjeu des débats actuels autour du changement de la constitution. Ces débats témoignent d’une réaction brutale de ces classes dominantes qui, au cours de la dernière décennie, tentent une reprise en main de la situation, en essayant de mettre les classes populaires sous coupe réglée. Les décrets créant l’Agence nationale de l’intelligence, ceux régissant les mouvements populaires, les rapports des gouvernements avec les institutions (Parlement, CSCCA, PNH, CEP, Protecteur du Citoyen…) révèlent le visage autoritaire de cette volonté de prise en charge des masses populaires, en leur rappelant que leur rêve de réaliser les promesses de la révolution de 1804 ne peut être qu’une chimère.

Sur la base de ces considérations, nous pouvons soutenir que, au regard des droits sociaux et des libertés démocratiques garantis aux citoyens haïtiens par la constitution de 1987, les problèmes, réels ou supposés, liés à la gouvernance et aux relations entre les trois pouvoirs de l’État, qui pourraient justifier l’élaboration d’une autre constitution, paraissent bien dérisoires et laissent présager un coup fourré contre les avancées démocratiques que le pays a réalisées au prix d’énormes sacrifices. Pour avoir fait écho aux revendications populaires qui avaient alimenté le moteur de la révolution haïtienne, la constitution de 1987 doit être considérée comme un outil de résistance, un instrument de ralliement des masses populaires en lutte pour la défense de leur dignité et de leurs droits fondamentaux.

Pour citer l’article : Rochambeau Lainy, Jean Fritzner Etienne, La constitution de 1987 : sa gloire et ses travers, « QuiMedia Papers », 2023 (https://papers.quimedia.org/wp-admin/post.php?post=42&action=edit)

Références citées 

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Vincent, Sténio, Lhérisson, L.C. (1895) La législation de l’instruction publique de la République d’Haïti, 1804-1895, Paris : Dunod et Vicq.

Notes

[1] https://www.doc-du-juriste.com/droit-public-et-international/droit-constitutionnel/dissertation/constitution-de-Gaulle-esprit-institution-pratique-471251.html

[2] Ce texte est une version française traduite par Charles Joseph Jony, le 10 mars 1987.

[3] Le relativisme que nous développons ici n’est pas bien éloigné de celui de Hobbes pour lequel les notions de juste et d’injuste, du droit et du tort, loin d’être universelles, sont relatives au point de vue de celui qui les énonce (Thomas Hobbes, Léviathan ou La matière, la forme et la puissance d’un État ecclésiastique et civil. Traduction française de R. Anthony. T.1. Paris : Marcel Giard et Cie, 1921, p209).

[4] P. Linstant, Recueil général des lois et actes du gouvernement d’Haïti, Tome 1, Paris, Auguste Durand, 1851, p. II-III.

[5] Cité par Caroline OUDIN-BASTIDE et Philippe STEINER. Calcul et morale, coûts de l’esclavage et valeur de l’émancipation (XVIIIe-XIXe siècle). Paris : Albin Michel, 2015, p.8.

[6] Selon l’expression de Jean-Philippe Garran-Coulon, Rapport sur les troubles de Saint-Domingue, Tome II, Paris : Imp. Nationale, An VI (1798), p.73.

[7] Le Nouvelliste, 12 juin 2020.

[8] Jean Fritzner Etienne, Haïti, relativisme juridique et démocratie approximative, Le Nouvelliste, 5 janvier 2011.

[9] Proclamation de Sonthonax du 15 prairial an 4, ANF, CC/9a/12.

[10] Lettre du 20 novembre 1771.

[11] Alain Boissinot, Education et politique(s) : une relation en question(s), Association française des acteurs de l’éducation, en ligne : https://www.cairn.info/revue-administration-et-education-2018-3-page-5.htm

[12] S. Vincent, L. C. Lhérisson, La législation de l’instruction publique de la République d’Haïti, 1804-1895, Paris, Dunod et Vicq, 1895, p. 13.

[13] Dans une lettre aux commissaires civils Léger Félicité Sonthonax et Etienne Polverel, il écrit : « Les mauvais traitements de leurs maîtres qui, la plupart, se rendaient bourreaux de leurs esclaves en les maltraitant par toutes sortes de tourments, leur ôtant les deux heures, les fêtes et dimanches[13], les laissant nus, sans aucun secours, pas même dans les maladies, et les laissant mourir de misère. Oui, messieurs, combien n’avions-nous pas de maîtres barbares se faisant un plaisir d’exercer des cruautés sur les malheureux esclaves, ou bien, des économes ou procureurs qui, pour se conserver les bonnes grâces de leur propriétaire exercent de même mille cruautés sur les esclaves en prétendant remplir leur devoir. Ah, messieurs, daignez, au nom de l’humanité, jeter un coup d’œil favorable sur le sort de ces malheureux en faisant des défenses expresses qu’ils ne soient point maltraités aussi rigoureusement, de faire abolir les cachots affreux, séjour de la misère, et tachez d’améliorer le sort de cette partie d’hommes si nécessaire à la colonie, et nous osons vous assurer qu’ils reprendront leurs ouvrages, et rentreront sans peine dans le devoir […] » (Archives nationales de France : D XXV. 1).